© Frederic de Pontcharra
CLAIRIÈRE
vendredi 5 septembre

GRINGE

France
| Rap

Nouvel album « Hypersensible »
Sortie le 20 septembre 2024

Ceci est une métamorphose.
Gringe, perfusé au présent éternel et éternelle moitié des Casseurs Flowters, déjoue avec ce deuxième album d’une cohérence mathématique toutes les prévisions sur sa personne.

« Toujours pas la réponse à la question : pourquoi j’écris. » Les mots sont posés dans Feelings, titre en 5e position sur les 14 morceaux qui composent le bien nommé Hypersensible. Dans l’écriture, il y a le rapport au monde, un cordon qui relie Gringe à la vie et lui a ouvert la voie de la littérature en 2020 avec la publication de son premier livre. “Ensemble, on aboie en silence” (+ de 85 000 exemplaires écoulés) écrit à partir de l’entremêlement de sa voix et de celles, impénétrables, de son petit frère Thibault, a été un pont jeté vers une autre rive.

Exit le nihilisme du « jouisseur sans destin », on rencontre là l’indignation, la colère, la beauté, un éclat nouveau dans l’outrenoir de celui qui s’autoproclame saboteur de lui-même – « Je ne sais rien faire d’autre que m’éviscérer en public ». L’enfant lune fait face à ses démons, les dissèque, les malmène et poursuit ce chemin qu’il a entamé seul en 2018 avec un premier album certifié disque d’or. Seul, ou presque. Car la première réussite de ce nouvel album, c’est l’entourage et ce savant alliage du rap à l’ancienne et de sons actuels portés par l’ingénierie d’une nouvelle équipe. A commencer par Tigri, jeune producteur de 25 ans diplômé du prestigieux Berklee College, touche-à-tout à la pointe qui a su attirer la crème de la crème sur cette œuvre qui s’est construite dans le temps. Et le mot a son importance. Gringe est intuitif, pas impulsif.

Avec deux titres-pivots, Confessions d’un hypersensible et Une nuance au-dessus du noir, il renoue avec la mélancolie, cette amie de longue date. Ces titres, c’est lui. Un regard posé sur la dépression. Sur la marge, le refus des standards jour/nuit, des lignes trop claires. Avec les addicts au Xanax, les frères, les femmes auxquelles le rappeur rend hommage, tous celles et ceux qui comme lui se crèvent les yeux pour voir. Et voir quoi ? Un Etat autoritaire, une société qui s’effondre, une planète qui flambe, des enfants livrés à eux-mêmes dans le chaos. Si Confessions s’est d’abord écrit dans sa tête, il a pris forme tardivement pour donner le ton… et un titre aussi personnel qu’universel. Car le Gringe de toujours, celui qui bouleverse par sa fragilité, sa vérité, sa nausée existentielle et son humour ravageur, le même Gringe capable de répondre présent à l’invitation des institutions pour parler santé mentale et de disparaître des radars pour enchaîner films et séries tout en jetant les bases d’un futur projet sans cesse remis au lendemain, ce Gringe est toujours là. Son regard porte simplement plus loin.

Fake ID ouvre l’album et pose le pacte, celui d’un egotrip insurrectionnel. Les fêlures, l’introspection, la douceur par endroits, mais ce qui bruisse c’est le changement de focale, une attention qui s’est déportée du particulier au général. Un œil plus politique, époque oblige. Du plomb et Effet de surplomb, deux titres complémentaires composés depuis le vortex et qui annoncent cette mue et abordent, dans le désordre, les violences policières, les mères orphelines, le mépris des élites. Et de façon obsessionnelle puisqu’on retrouve le motif tout au long de l’album : l’enfance.

On glisse ensuite vers plus d’introspection avec une apogée autour de Corde sensible, où la voix envoûtante de Saan croise les ténèbres de Gringe. « Chaque fois que t’as ouvert les bras, y a ton ombre qui dessinait une croix. » Car il est aussi toujours question d’amour : l’amour qu’on fait, l’amour qu’on plante, l’amour perdu. La valeur centrale de cet album qui progresse de l’urgence vitale vers une forme d’apaisement, en passant par la voix maternelle (Pensées positives), qu’on entend définir la lumière avec un grain qui nous fait tomber en hypnose. Générique final avec le piano de Couler des jours heureux, hommage à l’amour, à l’époque des « Triple 6 en Enfer » qui laissent des souvenirs heureux, nous font danser avec des larmes dans les yeux. Arrivé à un âge où les fameux souvenirs affluent et nous protègent, parfois, de la tristesse, Gringe clôt cette fulgurante ascension vers le beau avec une croyance en un « ashram dans le vacarme » où chacun pourrait marcher avec ses fous.
Après une rentrée littéraire réussie qui annonçait l’air de rien cet album, le rappeur a repris sa casquette d’acteur et tourné sans s’arrêter pendant deux ans. Pour Arte (De grâce, Citoyens clandestins), pour le cinéma aussi. Et alors qu’on l’attendait prêt à ne pas raccrocher de sitôt côté musique, il a su, avec une sorte de talent inné et beaucoup de travail, inventer la forme qui lui convenait pour plancher sur un album qui ne ressemble qu’à lui tout en jetant les fondations d’une nouvelle ère.

Alors, non, il n’a pas changé. Gringe reste ce garçon qu’on aime aimer, un ami dans lequel on se reconnaît et qui ne renie rien de ce qui le compose. Pourtant, Hypersensible raconte une métamorphose : celle d’un extralucide qui a longtemps chéri la profondeur du noir et les autoroutes en sens inverse. Il annonce à demi-mots que dans le naufrage du monde, la lumière pourrait bien devenir sa matière.

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